jeudi 27 octobre 2016

Amnésie traumatique : comment peut-on "oublier" un viol ? interview de la Dre Salmona Muriel Par Lucile Quillet dans Le Figaro Le 26 octobre 2016


AMNÉSIE TRAUMATIQUE : COMMENT 

PEUT-ON  OUBLIER UN VIOL ?

Par Lucile Quillet | Le 26 octobre 2016
publié dans Le Figaro Madame

Plus de vingt ans après l'agression, Flavie Flament raconte dans son livre La consolation (1) comment sa mémoire a détonné d'un coup. Les images, en flash, lui sont revenues, mettant des faits sur une tristesse omniprésente : elle a été violée à 13 ans. Grâce à l'encadrement de psychologues, l'animatrice de RTL a pu dénouer ce passé traumatisant pour s'en libérer, passé 38 ans (et le délai de prescription pour poursuivre son agresseur). La psychiatre et fondatrice de l'association Mémoire traumatique et victimologie, Muriel Salmona nous explique comment l'amnésie post-traumatique peut invisibiliser un épisode aussi dramatique pendant plusieurs décennies.
Le figaro.fr/madame. - Peut-on vraiment "oublier" un viol ?


Muriel Salmona. - Oui, l'amnésie traumatique est très fréquente chez les personnes victimes d'un viol pendant leur enfance. Elle est dûe à des mécanismes neurologiques opérés par le cerveau pour survivre. Au moment de l'agression, le stress est tellement extrême qu'il représente un danger vital pour l'enfant. Pour le stopper, le cerveau fait « disjoncter » le circuit émotionnel, et la mémoire avec. La victime est comme paralysée. La mémoire des faits reste bloquée dans l'amygdale cérébrale, cette petite structure non consciente qui gère les réponses émotionnelles de l'individu.
Pour survivre, le cerveau fait disjoncter le circuit émotionnel

Comment ce bloquage peut-il perdurer pendant des décennies ?


Cette mémoire traumatique est anesthésiée, elle n'est pas transformée en « mémoire autobiographique », celle que l'on peut raconter. Comme une machine à remonter le temps, elle ressurgit parfois en réaction à un bruit, une odeur, un geste... L'alarme se réveille, le stress grimpe. Pour ne pas voir ce souvenir insupportable jusqu'au bout, le cerveau se dissocie de nouveau, se déconnecte des émotions, comme un couperet. La personne est envahie par des choses horribles mais ne les ressent pas à leur juste mesure.


Les vicitmes savent-elles au fond d'elles-mêmes qu'il y a un problème, ou peuvent-elles être totalement « surprises » par la « révélation » de leur viol ?


Elles ressentent un vide, un mal-être, comme si elles n'existaient pas. Elles savent qu'elles ne vont pas bien mais cette souffrance ne se correspond à rien. Alors elles culpabilisent, en se disant « j'ai tout pour être heureuse et pourtant, je suis malheureuse à l'intérieur ». Beaucoup savent au fond que cet événement a existé mais il est comme noyé. Elles sont dans l'incapacité de parler car l'absence d'émotions leur fait croire que c'est irréel, que ça ne s'est pas vraiment passé. Certaines patientes me disent : « Je sais que j'ai été violée, mais c'est comme si je ne l'avais pas été ». Souvent, les patients comprennent la gravité des faits quand ils voient notre réaction, à nous, les psychiatres.


Ces personnes peuvent-elles être heureuses en vivant emmurées dans ce silence ?


Elles peuvent vivre des moments de grand bonheur... Mais dans l'ensemble, ça ne va pas. Elles sont comme colonisées par quelque chose qui les empêche de vivre pleinement, condamnées à jouer un personnage qu'elles auraient aimé être. Elles ont conscience que l'image que leur renvoient les autres n'est pas la bonne. Les victimes font perpétuellement des efforts pour tenir debout, comme si elles bâtissaient un pont au dessus de leur propre route. Mais elles sont coupées d'elles-mêmes.
Rester en proximité avec le violeur complique la révélation du traumatisme

Souvent l'agresseur fait partie de l'entourage. Comment la relation entre les deux peut-elle continuer comme si de rien n'était ? 


En effet, plus de 90% des agressions, les auteurs sont des proches. Dans 50% des cas d'enfants mineurs, il s'agit d'un membre de la famille. Rester en proximité avec le violeur et/ou ses complices complique la révélation du traumatisme. Le cerveau n'arrête pas de disjoncter, sans quoi il serait impossible de survivre.


Il serait tentant de rester dans cette anesthésie qui évite d'affronter une réalité sordide...


Un tel traumatisme a un impact gravissime sur la santé. Les victimes font face à un risque de mort précoce plus grand. La moitié d'entre elles tente de se suicider. Elles développent plus facilement des maladies, du diabète, un cancer, une hypertension artérielle... La majorité des enfants agressés subiront de nouveau des violences sexuelles au cours de leur vie. Ils ne cessent de s'auto-anesthésier, parfois par la consommation d'alcool et de drogues. ll faut leur faire prendre conscience qu'il s'agit d'un sujet vital pour eux.


Flavie Flament affirme que la mort de son grand-père a déclenché l'explosion des flash-backs... 


Des événements peuvent en effet « libérer » la mémoire. Il peut s'agir d'une violence supplémentaire, comme la mort d'une personne protectrice. Tout se réactive : la victime se sent à nouveau en grand danger et cette fois, son stress supplante le système d'anesthésie. Souvent, ce sont plutôt des situations positives qui font s'ouvrir la boîte : le fait d'être avec une personne qui vous aime, la naissance d'un enfant ou la séparation avec l'agresseur, quand il meurt par exemple. La dissociation s'amenuise lorsqu'on se retrouve entouré, dans un circuit protecteur.


Comment ouvrir cette boîte noire sans disjoncter de nouveau ? 


Le psy accompagne le patient en le sécurisant, comme un guide, dans la plongée du souvenir. Ensemble, ils vont revivre l'événement et vont faire éclater la bombe sans que la personne tombe dans un état émotionnel dévastateur. Au final, le patient comprend ce qu'il s'est produit dans son passé. Cela restera bien sûr un souvenir horrible, mais il pourra contrôler ses émotions et ne plus être colonisé par cette violence. Certaines de mes patientes ont plus de 85 ans, mais le sentiment de libération en vaut vraiment la peine.

Comment gérer « l'après », notamment vis-à-vis de l'entourage qui peut se dire que tout ce qui a été vécu durant des années (mariage, amitié, enfants...) était « faux » ?


Les relations avec les autres ne sont pas fausses... Mais elles ne sont ni pleines ni libres. Une fois libérées du traumatisme, c'est un monde qui bascule : les victimes sont enfin alignées avec elles-mêmes. Les liens avec l'entourage, la famille et les amis changent. Les autres vous voient autrement, vous comprennent parfois mieux, certains culpabilisent. D'autres ont l'impression d'avoir enfin accès à vous. Avec le conjoint, les rapports s'améliorent nettement. Sauf dans le cas d'un couple toxique, où l'un profitait de la dissociation de l'autre pour l'oppresser et en faire son esclave. La révélation provoque un tri extraordinaire et radical dans vos relations : seules restent les belles et bonnes personnes.
(1) La consolation, de Flavie Flament, éd. Lattès, 256 pages, 19 €.

1 commentaire:

ReOpenDutroux a dit…

""Sauf dans le cas d'un couple toxique, où l'un profitait de la dissociation de l'autre pour l'oppresser et en faire son esclave.""

Vous mettez ici le doigt sur la délicate et combien importante question du contrôle mental basé sur les traumatismes et le processus dissociatif. Certaines sectes/familles pratiquent volontairement les abus sévères et répétitifs afin de dissocier et contrôler leur descendance (ce sont les jeunes enfants qui sont victimes). Voir les témoignages de Régina Louf (affaire Dutroux), de Cathy O'Brien, mais aussi l'affaire Karen Mulder qui a clairement décrit un état d'esclavage sexuel avec des amnésies.