samedi 24 octobre 2015

Article de Laure Salmona : L'AFFICHE DE L'EXPOSITION « FRAGONARD AMOUREUX », QUAND LA CULTURE DU VIOL S’INVITE AU MUSÉE.


L'AFFICHE DE L'EXPOSITION 
« FRAGONARD AMOUREUX »,
 QUAND LA CULTURE DU VIOL S’INVITE AU MUSÉE.

Dernièrement, mes yeux se sont posés sur une affiche qui continue de me sidérer par la violence du message qu’elle véhicule, il s’agit de l’affiche de l’exposition Fragonard, qui se tient en ce moment au Musée du Luxembourg. Pour illustrer le thème d’une exposition qui s’intitule « Fragonard amoureux » et se targue de mettre en lumière l’œuvre du peintre à travers le prisme de l’amour et de la sensualité, c’est un détail de la célèbre peinture « Le Verrou », réalisée par le peintre en 1777, qui a été choisi. Cela me pose problème.


 Affiche de l'exposition “Fragonard amoureux”

Le tableau en question est censé dépeindre l’étreinte de deux amants dans une chambre à coucher, une scène galante en somme. Mais il faudrait être aveugle pour ne pas percevoir l’effrayante ambiguité de ce qui est représenté. 


Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou, vers 1777, Paris, Musée du Louvre

Penchons-nous un instant sur ce que donne à voir la toile de Fragonard, un homme de dos, en chemise et pieds nus, bien campé sur ses jambes, le bras droit tendu pour pousser le fameux verrou, le bras gauche qui maintient une femme décoiffée mais richement vêtue. Elle est sur le point de perdre son équilibre, buste cambré vers l’arrière et jambes fléchies, l’une au sol et l’autre qui semble pousser le pied du lit. L’expression que l’on peut lire sur son visage n’a rien à voir avec celle de la sainte Thérèse du Bernin, c’est de l’effroi que l’on voit poindre dans ses yeux alors qu’elle tente d’atteindre le verrou en tendant son bras gauche. De son autre main, elle paraît repousser le menton de l’homme — une impression qui se renforce lorsque l’on considère la position de son cou, étiré vers l’arrière dans un mouvement presque impensable afin d’éloigner autant que possible son visage de celui de l’homme.
Le désordre règne dans la pièce, en balayant la scène du regard on voit le lit défait, des objets renversés. Quelques éléments attirent l’attention, sur une table une pomme trône dans la lumière, symbole du péché de chair mais aussi du désir masculin. Le vase renversé et les fleurs étalées à terre sont des symboles du sexe féminin, les représenter dans l’ombre, destitués, suggère la perte de la virginité ainsi que l’absence de désir féminin. De même, les tentures évoquant les replis des organes sexuels féminins sont tenus dans l’obscurité alors qu’un rai de lumière oblique éclaire des drapés aux apparences ithyphalliques.
Tout dans ce tableau suggère une asymétrie entre l’homme et la femme représentés. Il est en chemise, elle est habillée, il se tient droit, tendu sur la pointe de ses pieds, elle semble prête à tomber, tenant à peine sur ses jambes, figée dans une posture cambrée et douloureuse. La pomme est dans la lumière, restée intacte sur une table, tandis que le vase et les fleurs sont dans l’ombre, renversés, victimes des événements qui viennent de se produire dans cette chambre.
L’apparence débraillée des protagonistes, leur posture, ainsi que le désordre qui règne dans la pièce — le vase et la chaise renversés, le bouquet de fleurs qui gît au sol, le lit défait, peuvent évoquer une relation sexuelle mais également figurer les vestiges d’une scène violente où la femme, contrainte, tente d’échapper à son agresseur.
Fragonard a peint de nombreux tableaux figurant des scènes galantes, des scènes où l’amour ne peut être confondu avec de la violence, pourquoi, dès lors, choisir « Le Verrou » pour illustrer l'affiche d'une exposition dont le titre est « Fragonard amoureux » et le sous-titre « Galant et libertin ». Faire ainsi rimer rapports amoureux et violences sexuelles équivaut à apporter une pierre de plus aux fondations déjà suffisamment solides de la culture du viol. C’est une œuvre célèbre me rétorquera-t-on, mais n’est-ce pas justement son ambiguité qui a fait la renommée de ce tableau que l’on désigne tantôt sous le titre « Le Verrou », tantôt comme « Le Viol » ? « L’amour c’est la violence, la sexualité c’est le viol », voilà ce que me hurle silencieusement cette affiche à chaque fois que je la croise.

Laure Salmona.
Chargée de mission de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie

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