dimanche 30 novembre 2014

Lettre à Mesdames et Messieurs les député-e-s : Pourquoi est-il si important que la proposition de loi modifiant le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles soit votée à l’Assemblée Nationale mardi 2 décembre 2014


Dre Muriel Salmona, présidente de l’association 







Bourg la Reine, le premier décembre 2014

A l’attention de Mesdasmes et Messieurs les député-e-s,

Pourquoi, Mesdames et Messieurs les député-e-s, est-il si important que la proposition de loi modifiant le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles soit votée à l’Assemblée Nationale mardi 2 décembre 2014 ?
Cette proposition de loi modifiant les délais de prescription de l’action publique pour les viols et les agressions sexuelles sur mineurs a déjà adoptée par le Sénat. Cette loi modifie les articles 7 et 8 du code de procédure pénale en portant le délai de prescription pour les viols et les agressions sexuelles avec circonstances aggravantes de 20 à 30 ans après la majorité (jusqu’à 48 ans), et de 10 à 20 ans après la majorité (jusqu’à 38 ans) pour les autres agressions sexuelles. Cette proposition de loi a fait jeudi 27 novembre l’objet d’une motion de rejet préalable qui n’a pas été adoptée après d’âpres débats.
Cette nouvelle loi est une grande avancée, très attendue par les victimes de violences sexuelles commises quand elles étaient mineures et par toutes les personnes qui les soutiennent et les prennent en charge, même si une imprescribilité aurait été préférable. Elle est une meilleure garantie pour que leurs droits d’accéder à une justice, à une reconnaissance de leur statut de victime et à des réparations soient respectés, et également pour éviter des récidives en empêchant les agresseurs de  faire de nouvelles victimes (un même agresseur peut faire des victimes sur plusieurs décennies et plusieurs générations d’enfants).
  • Elles sont plus fréquentes que sur les adultes : les chiffres sont effarants de 15 à 20% des enfants ont subi des violences sexuelles, et la majorité des viols et des tentatives de viols sont commis sur des mineurs (59% pour les filles et 67% pour les garçons), ces pourcentages rapportés aux études de victimation donnent les chiffres vertigineux de 120.000 filles et 22.000 garçons victimes de viols et de tentatives de viol par an ! Soit un enfant toutes les trois minutes ! 
  • Les premières violences sexuelles ont lieu très tôt, sur les 1200 victimes de violences sexuelles qui ont répondu au questionnaire auprès des victimes de violences sexuelles que mon association Mémoire Traumatique et Victimologie a mis en ligne en mars 2014 dans le cadre de  la campagne Stop au déni pour évaluer l’impact de ces violences sur leur santé, et la protection et la prise en charge dont elles ont bénéficié 75% déclarent avoir subi leur première violence sexuelle avant l’âge de 17 ans, 50% avant l’âge de 11 ans, 30% avant 9 ans et 17% avant 5 ans !.
  • Elles ont lieu principalement dans le cadre familial (30%), et par une personne connue de l’enfant (dans plus de 80% des cas), et elles concernent tous les milieux socio-culturels.
  • Elles entraînent les conséquences les plus graves, qu'il s'agisse de la propension à tenter de se suicider ou de l'impact sur la santé mentale et physique. En effet, les résultats de notre questionnaire révèlent que plus de la moitié des victimes d’une première violence sexuelle avant l’âge de 5 ans ont tenté de se suicider. Les victimes d’inceste sont, elles, 45% à avoir tenté de se suicider (pour 5,5% dans la population générale). En ce qui concerne l’impact sur la santé mentale, dans le cadre du questionnaire il est déclaré comme plutôt important par 95% des victimes et ce chiffre monte à 98% pour les victimes de viol par inceste et les premières violences subies avant l’âge de 5 ans. L’impact sur la santé physique est déclaré plutôt important par 79% des victimes de viol par inceste et 79% des victimes ayant subi les premières violences sexuelles avant l’âge de 5 ans. Les viols ont le triste privilège d'être, avec les tortures, les violences qui ont les conséquences psychotraumatiques les plus graves, avec un risque de développer un état de stress post-traumatique chronique très élevé chez plus de 80% des victimes de viol, avec la mise en place d'une mémoire traumatique et de troubles dissociatifs qui transforment la vie des victimes en une torture permanente qui leur fait revivre sans fin les pires moment de ce qu’elles ont subi, et les rend étrangères à elles-mêmes avec d’importants troubles de la mémoire. L’impact des violences sexuelles chez les victimes est non seulement psychologique, mais également neuro-biologique avec des atteintes neurologiques, des perturbations endocriniennes, des réponses au stress, et des altérations épigénétiques. Ces atteintes ont été bien documentées, elles laissent des séquelles cérébrales visibles par IRM.
  • La grande majorité des victimes d’inceste mettent en moyenne 16 ans (enquête d’AIVI 2009) avant de commencer à parler, et il leur faut souvent encore de nombreuses années supplémentaires et des soins pour pouvoir porter plainte. De très nombreuses raisons font que les enfants ne peuvent pas révéler les violences sexuelles qu’ils subissent, en voici 6 principales  :
  1. les agresseurs sont majoritairement des personnes connues de l’enfant (dans 80% des cas), et de la famille (dans plus de 30% des cas), ils ont le plus souvent une autorité sur l’enfant, et des liens affectifs complexes leur permettent d’exercer une emprise sur lui et de le manipuler efficacement pour le faire taire, le culpabiliser, lui faire honte, peur, le menacer et penser que personne ne le croira ; 
  2. les victimes restent très souvent en contact avec leur agresseur à l’âge adulte, particulièrement en cas d’inceste, ce qui entraîne des stratégies dissociatives de survie et une anesthésie émotionnelle qui les empêchent de dénoncer les violences ; 
  3. les victimes enfants ont du mal à identifier et nommer les violences : la plupart des enfants, du fait de leur immaturité et du manque de connaissances lié à leur âge (et nous avons vu que la majorité des victimes étaient très jeunes), mettent beaucoup de temps à comprendre ce qui leur est arrivé, à réaliser qu’on avait pas le droit de leur faire cela, à mettre des mots dessus ; 
  4. les conséquences psychotraumatiques rendent toute évocation des violences très douloureuse, difficile et angoissante, la mémoire traumatique faisant revivre à l’identique des sentiments de terreur et de détresse, tant que la victime ne sera pas soignée et accompagnée spécifiquement, il lui sera très difficile de parler des violences, et la dissociation traumatique entraîne une anesthésie émotionnelle, des troubles de la mémoire et des troubles du repérage temporo-spatial qui vont perturber le récit des victimes ;
  5. Les victimes peuvent avoir de longues périodes d’amnésies et de dissociation traumatique (près de 60% des enfants victimes ont une amnésie partielle des faits, et 40% d’entre eux une amnésie totale qui peut durer de longues années avant que la mémoire leur revienne, souvent brutalement sous forme de flashbacks) (Etudes Brière, 1993 Williams, 1995, Widom, 1996) ; 
  6. le déni et la loi du silence règnent dans notre société et dans l’entourage des victimes, et les empêchent d’être reconnues comme telles.

Depuis 1989, la spécificité et la gravité des violences sexuelles sur les mineurs, la très grande difficulté pour les victimes de les révéler, même arrivées à l’âge adulte, a été de mieux en mieux reconnue par le législateur. Il a d’abord fait courir jusqu’à l’âge de 28 ans la prescription après la majorité pour les viols ; puis en 2004 il en a rallongé le délai pour le porter à 20 ans après la majorité (jusqu’à 38 ans) pour les viols et les agressions sexuelles avec circonstances aggravantes (la loi Perben II du 9 mars 2004).
Mais ces aménagements sont-ils suffisants au vu des très nombreuses années qu’il faut aux victimes pour porter plainte, et de l’abandon où elles sont laissées ?
Actuellement ces crimes restent très peu dénoncés, moins de 10% des victimes de viol portent plainte, et les agresseurs ne sont condamnés que dans 1,5% des cas.. Les plaintes sont classées sans suite, aboutissent à un non-lieu, ou sont très souvent déqualifiées en agressions ou en atteintes sexuelles et correctionnalisées.
Notre questionnaire montre que la grande majorité des victimes déclare avoir subi plus d’une violence sexuelle (70%). Cette majorité déclare également s'être sentie en danger au moment des violences (83%), n'avoir bénéficié d'aucune protection (83%).

Et pour les nombreuses victimes qui, au bout de longues années de calvaire, arrivent enfin à pouvoir porter plainte, se retrouver privées de leurs droits à demander justice du fait de la prescription est vécu comme une très grande injustice, et aggrave leur désespoir. 
Pour leur expliquer cette prescription on leur oppose le droit à l’oubli alors que l’agresseur peut continuer à commettre des violences sexuelles sur d’autres victimes et que les victimes continuent à souffrir : il a été démontré qu’avoir subi des violences sexuelles dans l’enfance est le déterminant principal de leur santé mentale et physique même 50 ans après  si rien n’a été fait pour prendre en charge les victimes, avec un risque de mort précoce par accidents ou suicides, de troubles mentaux (Felliti et Anda, 2010).


On leur oppose l’insécurité juridique d’un allongement de la durée de prescription en leur expliquant que plus le temps passe plus il sera difficile de juger, les preuves ayant disparues, et que ce ne sera que parole contre parole alors que rien n’est plus faux. Le ou les agresseur-s peut ou peuvent reconnaître avoir commis les violences sexuelles dénoncées. Les procédures d’enquêtes se fondent sur la recherche de faisceaux d’indices graves et concordants avec : le récit détaillé de la victime, les séquelles physiques et les conséquences psychotraumatiques qu’elle présente, son parcours de vie (fugues, tentatives de suicides, ruptures scolaires, IVG à répétition ou grossesses liés aux viols, etc.), les témoins, les écrits et enregistrements, les comportements et les stratégies de contrainte de l’agresseur, et surtout d’autres victimes du même agresseur qui racontent les mêmes mises en scène et les mêmes contraintes utilisées, parfois sur plusieurs générations d’enfants comme c’est malheureusement le cas dans les familles incestueuses, mais aussi dans des institutions comme nous l’avons vu avec les violences sexuelles commises au sein de l’église, dans l’affaire de l’Ecole en bateau, ou celle du tennis avec de Camaret. La convention d’Istanbul ratifiée par la France et applicable depuis le 1er aout 2014 rappelle que l’impact psychotraumatique sur la victime et la contrainte morale exercée par l’agresseur sur elle, soient prises en compte lors des procédures d’enquête.
La prescription peut alors aboutir à des situations totalement incohérentes ou pour des mêmes faits commis par les mêmes agresseurs, à quelques mois ou années près, des victimes peuvent porter plainte et aller aux assises et d’autres non. Laurent Esnault victime de l’Ecole en bateau et réalisateur d’un documentaire, en témoigne dans une lettre que j’ai remise à la commission du Sénat lors de mon audition
«Plus d’une trentaine, voire une cinquantaine de plaintes minimum auraient pu être déposées contre des adultes de l’Ecole en bateau. A cause des prescriptions, il ne restait qu’une dizaine de parties civiles au procès qui s’est tenu en mars 2013 à la Cour d’Assises des mineurs de Paris. 14 adultes ont été identifiés comme étant des pédophiles avérés. « Grâce » aux prescriptions, ils n’étaient plus que quatre à la barre… Pour nous, victimes de l’Ecole en bateau, la prescription a été vécue comme une « double peine ». 
De même Isabelle Demongeot qui a été la première à dénoncer les violences sexuelles que lui avait fait subir son entraineur de tennis n’a pas pu être sur le banc des parties civiles, mais d’autres victimes pour lesquelles les viols n’étaient pas prescrits ont pu obtenir justice.
Et de toute façon, comme l’a dit M. le député Olivier Faure par rapport à « l’argument  de l’intérêt de la victime elle-même : incapable, après des décennies, d’apporter des preuves et potentiellement soumise aux soupçons d’affabulation, la victime pourrait voir les portes de la justice se refermer comme un piège, dans lequel elle se trouverait en position d’accusée. Mais à qui appartient-il d’en juger ? N’est-ce pas aux victimes elles-mêmes d’apprécier les risques qu’elles courent ?»
Pour toutes ces raisons, les sénatrices UDI Muguette Dini et Chantal Jouanno, considérant que le délai de prescription de l'action publique des agressions sexuelles est inadapté au traumatisme des victimes, inadapté à une procédure douloureuse et complexe et que pour porter plainte contre son agresseur, son violeur, la victime doit être physiquement et psychiquement en état de le faire, ont donc déposé une proposition de loi n°368 qui proposait de faire démarrer les délais de prescription à compter du moment où la victime est en mesure de révéler l'infraction, sur le modèle du régime jurisprudentiel applicable aux abus de biens sociaux. 
Mais cette loi n’a pas été votée en l’état car, en faisant dépendre la possibilité de poursuites de l'évolution du psychisme de la victime, elle introduisait une incertitude sur le point de départ du délai de prescription et donnait aux procureurs et aux juges un pouvoir discrétionnaire pour considérer si la victime n’était effectivement pas en état de porter plainte. De plus en supprimant le bénéfice du report de la prescription au jour de la majorité, qui s’applique aujourd’hui de plein droit, il faisait régresser la situation des victimes mineures. L'assimilation au délit d'abus de biens sociaux ne pouvait pas tenir, la Cour de cassation ayant refusé d'étendre le bénéfice de cette jurisprudence à d'autres domaines du droit pénal et ayant réitéré cette position dans sa décision du 18 décembre dernier concernant une victime de viol qui avait présenté une amnésie traumatique. 
La solution, aurait pu être de rendre ces violences imprescriptibles, à l’instar de la Suisse pour les viols d’enfants de moins de 12 ans, et comme l’avait déjà demandé  M. le député Sébastien Huyghe en 2005, et comme le voudraient d’autres député-e-s comme Mme Maina Sage, mais la commission des lois ne souhaitait pas aller jusque-là, pour préserver le caractère exceptionnel de l’imprescribilité pour les crimes contre l’humanité. 
Dans son rapport pour lequel j’ai été auditionnée, le sénateur Philippe Kaltenbach a émis un avis défavorable sur cette proposition de loi en l'état, et a présenté l’amendement voté en discussion générale consistant à allonger le délai de prescription de vingt à trente ans pour les viols sur mineurs : «Voilà la solution que je propose, sachant que, d'après les auditions que j'ai menées, les victimes prennent le plus souvent conscience des faits après 40 ans. La durée de trente ans n'est pas incohérente ; elle est celle retenue pour les crimes de guerre, mais aussi pour les infractions de trafic de stupéfiants ou encore de terrorisme.»
Si le chemin reste long pour sortir du déni, pour reconnaître la réalité et la gravité de ces violences sexuelles et permettre aux enfants victimes d’être protégés, soignés, d’accéder à leurs droits et d’obtenir justice, cette loi est une réelle avancée, et nous vous demandons de la voter mardi 2 décembre.
Comme l’a dit Mme la députée Sonia Lagarde rapporteure de ce texte : « En matière de crimes et délits sexuels commis sur des personnes mineures, notre droit prévoit d’ores et déjà un régime de prescription dérogatoire, compte tenu des phénomènes que je viens de rappeler. Ce texte, comme je l’ai indiqué, ne constitue en aucun cas une révolution ; ce n’est qu’une simple évolution visant à adapter notre droit à un phénomène qui est désormais scientifiquement documenté : l’amnésie traumatique. À plusieurs reprises, le législateur a manifesté son intention de tenir compte de la spécificité de ces faits et de celle de ces victimes afin d’aménager le régime commun de la prescription. Aujourd’hui, il ne s’agit donc que de pousser le dispositif un cran plus loin, et en aucun cas de bouleverser l’équilibre général.»
Au nom des victimes de violences sexuelles dans l’enfance et de tous ceux qui les accompagnent et les prennent en charge nous vous remercions de prendre en compte cette lettre, avec nos sentiments les plus respectueux,
Dre Muriel Salmona
psychiatre, psychotraumatologue
présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie

Pour plus d’information, quelques-uns de mes articles et ouvrage :
http://www.stopauxviolences.blogspot.fr/2014/04/nouvel-article-de-muriel-salmona-il-est.html
Le livre noir des violences sexuelles, Dunod, 2013 et son blog avec de nombreux articles, dossiers et témoignages : http://lelivrenoirdesviolencessexuelles.wordpress.com

L’impact psychotraumatique de la violence sur les enfants : la mémoire traumatique à l’oeuvre in la protection de l’enfance, La revue de santé scolaire & universitaire, janvier-février 2013, n°19, pp 21-25

le viol, crime absolu parus dans le dossier sur Le traumatisme du viol de la revue Santé mentale, n°176 de mars 2013


Conséquences des troubles psychotraumatiques et leurs mécanismes neurobiologiques sur la prise en charge médicale et judiciaire des victimes de viols http://www.memoiretraumatique.org/assets/files/doc_violences_sex/cons_troubles_psychotrauma_sur_prise_en_charge_victimes_de_viols.pdf

Et vous trouverez ci-joint deux témoignages de victimes :
Letttre de Laurent Esnault au Sénat, réalisateur de «L’école en bateau, une enfance sabordée»: http://stopaudeni.com/lettre-au-senat-ecole-en-bateau


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